Imperfection et sincérité

La fin de l’année 2023 sur ce blog a été silencieuse. Parmi toutes les raisons de ce calme, deux surnagent. La première, la plus réelle, est somme toute assez banale : une flemme monumentale. Mais c’est la deuxième qui est à l’origine de ce billet : je me suis vautré allègrement dans l’appréciation de l’imperfection.

Dessin d'un corbeau de 1875

Plongeons donc avec Roger Corman dans le monde d'Edgar Allan Poe. Il ne s’agit pas d’une analyse, ni d’une critique, simplement d’un étalage subjectif de mon goût pour certains films précis, avec des images pour donner envie.

La sincérité : Poe vu par Roger Corman

Corman est un nom bien connu dans le monde du cinéma. Son apport est amplement documenté, et je ne vais pas refaire la liste de tous les acteurs ou réalisateurs qui ont fait leurs premières armes sous son aile. L’éloge de sa filmographie ne m’intéresse pas plus : j’ai beau apprécier une grande partie de ses films (même certains des moins bons), celle-ci est trop longue et variée pour que je m’y penche sur un simple billet comme celui-ci.

Extrait de The Masque of the Red Death

Sa série d’adaptations de nouvelles d’Edgar Allan Poe, parfois appelée Cycle Poe est souvent considérée comme son travail le plus important. Avec légèrement plus de moyens qu’à son habitude, Corman y adapte des textes robustes à l’aide d’une équipe aux pratiques de tournages bien rodées, accompagné d’un Vincent Price extrêmement à l’aise dans les rôles écorchés des personnages centraux des nouvelles choisies. Les qualités de ces films s’en ressentent, et expliquent leur réputation.

Pour autant, ce sont des œuvres imparfaites. Et plus encore lorsque considérées en tant que cycle. Plusieurs films semblent régurgiter la même histoire, les décors sont réutilisés (même si augmentés et peaufinés) à chaque itération, un des films est en fait une adaptation de Lovecraft, et écrire Edgar Allan Poe sans faute sur tous les génériques semble avoir été une tâche trop ardue. Je pourrais longuement continuer cette liste de défauts, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de prouver l’imperfection.

Extrait du générique de The Haunted Palace, montrant une faute à Allan, écrit Allen

J’apprécie énormément ces adaptations, et leurs faiblesses et erreurs n’enlèvent rien selon moi à leur éclat. Ce qui les démarque d’une majeure partie de la filmographie de Roger Corman et du catalogue de l'AIP est une sincérité dans le propos. Bien sûr, si l’AIP a accepté de produire ces films avec un budget plus conséquent qu’à son habitude, c’est dans l’espoir d’un retour sur investissement. Mais derrière ce pari commercial, tout indique une volonté forte de la part de Roger Corman.

Il explique volontiers pour BFIEvents avoir découvert Poe à l’âge de 12 ou 13 ans et avoir été complètement happé par son univers. Dans la même vidéo, il rappelle qu’à l’époque du tournage Poe restait pour lui une passion.

In 1960, when AIP execs Arkoff and Nicholson asked Corman to make yet another pair of low-budget black and white horror films, he told them he had a better idea, a movie adaptation of Edgar Allan Poe’s The Fall of the House of Usher. Nicholson and Arkoff initially balked at the concept, which differed wildly from their then-staple trade in monster B-pics aimed at drive-in adolescent audiences. “Where’s the monster?” asked Arkoff.

Karina, Horror film history

Au producteur de l’AIP qui s’inquiétait au sujet d’une adaptation de La Chute de la maison Usher et demandait où se situait le monstre dans cette histoire, Corman répondit « Sam, la maison est le monstre. » ; un propos sincère, une volonté dépassant l’aspect mercantile.

Renversement du fantastique

Cette vision ne se retrouve pas uniquement dans House of Usher, le premier film du cycle. Une majeure partie de la série se détache ainsi de la vision du cinéma horrifique de l’époque : l’horreur ne se situe plus dans un élément terrible faisant intrusion dans une réalité normale, mais dans un écosystème. Le malaise ou la peur naissent de l’immersion progressive dans un environnement : un lieu et son histoire, ses habitants et leurs passés. Exactement à l’inverse du schéma monstre/normalité, c’est un élément exogène normal qui fait irruption dans la réalité monstrueuse.

On est au final assez proche de l’imaginaire du vampire au cinéma, dans lequel l’innocent naïf découvre peu à peu la réalité fantastique du vampire et de son univers, mais le vampire est absent : un lieu joue son rôle.

Corman ne cherche pas à brouiller les pistes. Le début de chaque film intègre une séquence caractéristique qui permet de s’identifier à l’élément extérieur, un personnage normal. On le voit se rapprocher d’un lieu, puis d’une porte, véritable entrée dans l'écosystème fantastique. Ce plan de l’innocent face à la porte en devient presque caricatural. Seul The Raven y échappe, en ne présentant que quelques plans de contexte. Cela s’explique aisément par sa spécificité : ce film n’est pas une plongée dans l’étrangeté, mais une comédie. Il n’est pas surprenant d’y voir donc des différences de ce type.

Extrait de House of usher, personnage face à une porte Extrait de The pit and the pendulum, personnage face à une porte Extrait de premature burial, personnage face à une porte Extrait de Tales of terror, personnage face à une porte Extrait de The Raven, plan de contexte sur un château isolé Extrait de Haunted palace, personnage face à une porte Extrait de Masque de la mort rouge, calèche entrant dans le porche d'un château Extrait de Tombe de Ligeia, personnage face à une porte

Les deux films les plus récents, The Masque of the Red Death et The Tomb of Ligeia brisent légèrement la présentation1. Ce renouvellement est bienvenu : personne ne veut voir 8 films identiques de suite.

House of Usher plonge entièrement dans cette thématique, et l’assume jusqu’au bout. Alors même que la maison se craquelle de toute part, le personnage extérieur tient une conversation avec un des occupants de la demeure :

Philip Winthrop : “How long has that been going on?” Bristol : “So long I’m hardly aware of it anymore. It’s just the settling of the house.” Philip Winthrop : “That settling could cause this entire structure to collapse. That doesn’t worry you?” Bristol : “Oh no, sir. If the house dies, I shall die with it.”

Le bâtiment même est vivant, respire, évolue et finira par mourir.

Thème et variations – onirisme fantastique

Ce cycle est répétitif (ce n’est pas un défaut, tout juste une caractéristique) : les thématiques, acteurs et décors s’y retrouvent quasiment sans exception dans les 8 films. Vincent Price y tient un rôle principal dans tous sauf un, The Premature Burial. La photographie et les décors sont homogènes, sauf pour The Tomb of Ligeia. Les séquences oniriques tiennent une place importante dans presque chacun des film, Corman vernissant l’œuvre de Poe d’une dimension psychanalytique.

Corman exhibe une ambition artistique plus évidente que dans ses autres films, et il entend moderniser le cinéma gothique en l’éclairant de sa propre lecture psychanalytique, sommaire mais cohérente.

Olivier Père – blog ARTE

La fascination de Corman pour l’expressionnisme est presque palpable, beaucoup a été dit sur le sujet. Il est fort probable que je ne fasse que paraphraser le monde entier si je radote sur l’utilisation des escaliers omniprésents et des couloirs tortueux.

Extrait The pit and the Pendulum, 2 personnages descendant un escalier

Ce que je souhaite pointer du doigt, ce sont les séquences oniriques évoquées plus haut, extrêmement parlantes non par leur interprétation symbolique, mais par leur simple force cinématographique : une sorte d’enfant terrible d’un expressionnisme allemand ré-imaginé, greffé sur une vision originale de ce qu’auraient pu être les films de la Hammer.

Extrait de séquence onirique des adaptations de Poe par Corman Extrait de séquence onirique des adaptations de Poe par Corman

Des effets spéciaux assez simples : filtres colorés, objectifs déformants, fumées, jeux d’éclairage et de fondus. Une technique éprouvée : jeu théatral et exagéré, plans muets ayant pour seule bande son une musique orchestrale tendue.

Ces techniques cinématographiques ne sortent pas de nulle part, et si on est particulièrement amené à penser au cinéma des années 20 durant ces scènes, ça n’est pas pour rien2 : Pawel Aleksandowicz rappelle que Corman a étudié l’expressionisme allemand avant le tournage de cette série de films.

These similarities to expressionism are no coincidence – prior to shooting the Poe series, Corman studied the works of German expressionists.

Pawel Aleksandrowicz – The Cinematography of Roger Corman

Extrait de séquence onirique des adaptations de Poe par Corman Extrait de séquence onirique des adaptations de Poe par Corman

Vincent Price, une incarnation parfaite

Vincent Price a eu une longue et dense carrière. Il savait cuisiner du poisson au lave-vaisselle3, était un acteur hors du commun, a inspiré Tim Burton, a participé à la meilleure partie de Thriller de Michael Jackson, et a été l’incarnation parfaite de l’univers de Poe. Non seulement en prenant les rôles de plusieurs personnages de ses nouvelles, mais aussi en enregistrant des lectures de ses textes.

Vicent price de profil dans Evening with Edgar Allan Poe

Regarder, écouter An Evening with Edgar Allan Poe, c’est découvrir la capacité de Vincent Price à faire prendre corps à ces nouvelles. On en trouve facilement des critiques élogieuses, et ça n’est pas pour rien :

Price seamlessly creates an entire world in each 15-20 minute segment, commanding the screen and crafting subtle gradations of character evolution through every turn of phrase and each layered glance.

Paul Farrell – bloody-disgusting.com

Il y a bien entendu une pelletée d’acteurs de grande carrure dans ces films : Hazel Court, Boris Karloff, Peter Lorre, et même un jeune Jack Nicholson. Mais Price est présent dans 7 films sur 8, et son jeu transperce et transcende l’entièreté du cycle.

Vincent Price dans House of Usher

Un acteur investi, personnifiant à merveille les personnages de Poe sous la direction d’un Corman passionné et convaincu, cette rencontre est l’essence de la réussite de ces films. Imaginer The Masque of the Red Death sans Price est une tâche ardue. Le réalisateur semble aussi de cette idée :

« Jamais, pour rien au monde, je n’aurais imaginé qu’après plus d’un demi-siècle, les gens parleraient encore de ces films. J’en suis très honoré, mais je sais qu’une bonne part de cette postérité est due au travail de Vincent Price. »

Roger Corman – Télérama

Et bien d’autres choses

Je pourrais aussi évoquer les musiques de ces films, particulièrement celles composées par Ronald Stein. Si vous le pouvez, écoutez celles de The Haunted Palace et The Premature Burial. La manière dont Poe est détourné en comédie pourrait faire l’objet d’un article complet. Les génériques mériteraient aussi qu’on se penche sur eux.

Extrait du générique de fin de The Masque of the Red Death Extrait du générique de The pit and the Pendulum Extrait du générique de début de House of Usher

Plutôt que de lire mon enthousiasme concernant tous les détails de ces films, il vous sera plus agréable les regarder. D’autant plus qu’ils sont désormais disponibles en très bonne qualité (certains ont même profité d’une magnifique restauration, The Masque of the Red Death est superbe !). Nul besoin de se les infliger les uns à la suite des autres ; n’ayant aucun lien narratif entre eux, les regarder en cherchant à suivre une chronologie n’est pas nécessaire non plus. Néanmoins, je conseillerai tout de même un ordre un peu particulier :

Et puis bien sûr, il y a les textes d’origine. Les éditions Phébus ont sorti une nouvelle traduction de l’ensemble des nouvelles de Poe. J’ai entamé le premier tome, et je ne peux qu’en conseiller la lecture (qui n’enlève rien à la qualité des traductions historiques par Baudelaire).

Dessin de travail d'une tête de corbeau pour une édition de The Raven de 1875

#cinéma

Source des illustrations :


1 Dans The Masque of the Red Death, le jeu entre intérieur et extérieur est amplifié à l’extrême : le personnage exogène est intégré de force dans l’intérieur fantastique, mais l’extérieur normal est aussi la source d’une part d’irréel. Certains personnages cherchent à rentrer mais ne le peuvent, d’autres à sortir, etc. Dans The Tomb of Ligeia, la frontière est plus grande, plus floue. L'écosystème est un territoire, et non une demeure fermée ; la porte ayant une portée moindre, ce qui est mis en avant est plutôt l’intrusion dans le domaine. D’une certaine manière, les prémices de cette variété d’utilisation du concept sont déjà présentes dans The Haunted Palace. La demeure fantastique transpire son irréalité sur le village voisin, et celui-ci en retour est moteur de changement dans la demeure.

2 Si cette période du cinéma ne vous évoque rien, je ne peux que vous conseiller des films tels que Le Golem, Le Cabinet du docteur Caligari, ou encore Nosferatu le vampire. Ces trois films appartiennent au domaine public, et sont facilement trouvables.

3 Vincent Price était réellement un très bon cuisinier, et a publié plusieurs livres de cuisine, dont certains écrits à 4 mains avec sa femme Mary.

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