Terragen, ou l'effacement par le succès
Si vous allez au cinéma régulièrement, il est probable que sans le savoir, vous ayez admiré des paysages, des ciels, ou des planètes générés à l’aide d’un logiciel nommé Terragen. Il suffit de jeter un œil sur le site internet officiel du logiciel pour s’en rendre compte.
Lorsqu’on a en mémoire les communautés autour digital art d’il y a une vingtaine d’années, un contraste étonnant se forme. Pour ceux qui s’en souviennent, Terragen faisait alors partie de ces logiciels utilisés par une foule de passionnés, et les rendus qui en étaient tirés transpiraient souvent le manque de compétence technique typique d’amateurs enthousiastes. Aujourd’hui, son nom n’est que rarement évoqué. Quand il l’est, c’est soit en référence à cette période, soit dans un contexte professionnel, dans le petit monde de l’imagerie numérique pour le cinéma.
Mais je saute des étapes. Je vous parle d’un logiciel, sans même vous le présenter.
Terraquoi ?
Terragen est un logiciel servant à créer des paysages virtuels. Une interface permet d’y renseigner tout un tas de paramètres, et puis de cliquer sur un bouton afin de, quelques minutes ou quelques heures plus tard, disposer d’une vue détaillée d’un lieu imaginaire.
Je ne connais pas la date de naissance exacte du logiciel, mais des versions existaient déjà en 1999, et il a régulièrement reçu des mises à jour jusqu’en septembre 2005.
En décembre 2006, Terragen 2 a commencé à pointer le bout de son nez sous la forme d’une technology preview. Il s’agissait d’une refonte complète plus que d’une simple mise à jour. Le logiciel est devenu infiniment plus versatile et plus puissant, mais aussi bien plus complexe. Terragen 4, la version actuelle se situe dans la continuité de cette seconde mouture, et est le résultat d’amélioration successives et d’ajouts progressifs de fonctionnalités. La rupture technologique entre ce qui a été à posteriori appelé Terragen Classic et Terragen 2 ne s’est jamais reproduite.
Communauté
Remontons le cours du temps, et plongeons dans l’âge d’or des débuts de ce logiciel, entre 2000 et 2008 environ. La présence sur internet de Terragen à cette époque était assez caractéristique de ce qu’était le web. Des forums y étaient dédiés, des sites personnels hébergeaient des galeries d’amateurs passionnés, des sortes de réseaux sociaux spécialisés permettaient l’échange et le partage d’images, et le début de la grande épopée des blogs a aussi été l’occasion pour des créateurs de partager leur travail.
Rien que chez les francophones, j’ai souvenir de deux forums aujourd’hui disparus : celui de Christian Fly, et un autre sobrement appelé Planete Terragen.
Il est difficile aujourd’hui de se rendre compte de la vivacité des échanges dans toutes ces communautés, et encore plus de la masse d’images publiée quotidiennement. Une des plateformes centralisant des rendus Terragen était Renderosity. Ce site (et ses publicités infernales) existe toujours, et permet une plongée dans le passé. En regardant dans la section Terragen du site, on peut se rendre compte par exemple que durant l’été 2004, au moins une quinzaine d’images était publiée tous les jours. Je me souviens d’ailleurs qu’à cette époque, lorsque je partais en vacances pendant quelques semaines, j’avais au retour parfois jusqu’à des milliers d’images nouvelles à regarder, et des centaines de discussions à parcourir, des dizaines de messages auxquels répondre, etc.
Ce fourmillement créait une émulation internationale, et il suffisait d’un tutoriel (qui se retrouvait traduit dans la foulée dans 4 ou 5 langues) pour que des plâtrées d’images exploitant la technique expliquée soit publiées dans les jours qui suivent. Très vite, sous l’effet de cette communauté hyperactive, Terragen est devenu un terrain d’expérimentation : en plus des paysages pour lesquels il avait été créé, ses rendus pouvaient alors prendre des formes plus étranges ou plus abstraites.
Le succès de Terragen n’est pas une surprise. Le début des années 2000 est la période durant laquelle les accès à internet se sont réellement démocratisés, et la présence d’un ordinateur dans le foyer devenue courante. La curiosité envers cet outil et les nouvelles perspectives qu’il offrait (notamment concernant la création graphique), cumulée à une recherche d’information et des échanges facilités sur n’importe quel sujet favorisait pleinement l’émergence d’un tel phénomène. Aussi, il disposait d’une version gratuite, certes limitée, mais correspondant assez bien aux spécifications des ordinateurs de l'époque : une plus haute résolution de sortie, ou utiliser des terrains plus grands et mieux définis sont toujours bienvenus, mais n’oublions pas les caractéristiques des moniteurs qu'on avait, et que le calcul des rendus pouvait déjà prendre des heures au format de la version de démonstration. Enfin, Terragen était simple à prendre en main. Comparé à d’autres logiciels de création graphique, il était aisé d’arriver à un résultat qui semblait impressionnant au premier abord.
Si son interface était simple, c’est parce que le nombre de paramètres sur lesquels on pouvait agir était réduit. Alors évidemment, passé la découverte, on en veut plus. Le logiciel était bien conçu sur ce point : il était possible d’y ajouter des programmes externes pour générer les heightmaps qui servaient à créer le relief du terrain, et tout était prévu pour que des plug-ins soient créés, et se greffent agréablement au logiciel afin d’augmenter ses possibilités.
Bien entendu, au vu du succès décrit plus haut, des plug-ins permettant de texturer le sol, de modifier les paramètres de l’eau, d’avoir des rendus dans un format meilleur que celui proposé par défaut sont très rapidement arrivés. Et des logiciels tiers permettant de créer des terrains, en importer depuis des images, ou encore de générer des scripts permettant la création d’animations ont été aussi développés dans la foulée.
De nouvelles têtes apparaissaient toutes les semaines, et bien sûr, l’intérêt pour la chose était souvent passager, mais certaines personnes sont restées impliquées des années, et je sais que des amitiés durables se sont parfois liées à l’aide de l’accroche commune qu’était Terragen.
Un héritage brisé
Et puis Terragen 2 est sorti. Sous la forme d’une technology preview, puis d’une beta, et enfin de manière stable. Lorsque les toutes premières images et vidéos annonçant l’arrivée imminente de la chose sont parues, l’effervescence de la communauté était énorme. Et pourtant, de mois en mois, la situation devenait claire : Terragen 2 n’avait pas conquis les foules.
Ce constat était juste, et s’est confirmé dans le temps. Alors même qu’une page de la section Terragen de Renderosity arrivait à peine à contenir les images publiées en une journée, aujourd’hui la page affichant les dernières images de cette section remonte de presque 6 mois dans le passé, et quasiment l’ensemble des images que l’on y trouve ont été publiées par 2 personnes. Renderosity n'est plus une plateforme bien connue, mais des sites comme DeviantArt, twitter ou autre ne sont pas plus fournis en contenu créé avec Terragen.
Trop puissant, trop complexe, trop limité dans sa version gratuite, beaucoup de raisons font que nombre d’utilisateurs ont très vite préféré retourner sur l’original. Et le vent avait tourné, les modes changent toujours, et ce type d’activité créative devenait peu à peu de moins en moins attrayant.
Pour autant, ce n’est pas un échec du logiciel. En contrepartie, jamais il n’a eu autant de succès qu’aujourd’hui dans le milieu qu’il vise réellement : celui de l’imagerie de synthèse professionnelle. Mais je ne peux qu’être nostalgique, et légèrement amer de la fin d’une époque de création artistique populaire débridée.
Le Terragen original dans sa dernière version publiée est resté accessible sur le site de son éditeur pendant des années, sous le nom de Terragen Classic. Avec ses limitations, qui se concevaient en 2003, mais plus du tout passé 2007 ou 2008, alors que la puissance des ordinateurs domestiques et la taille des écrans grand public avaient énormément changés. Et désormais, il n’y apparaît même plus, et n’est plus officiellement disponible au téléchargement ni à l’achat.
Et aujourd’hui ?
Peu à peu, les dernières flammes se sont éteintes, et la lassitude a emporté les dernières énergies. Et aujourd’hui, la première mouture de Terragen et les élans qu’elle a suscités semblent bien lointains. Il reste amusant de remarquer qu’en 2024, les pages Wikipedia concernant le logiciel, qu’elles soient en anglais ou en français comportent des illustrations composées avec cette version obsolète depuis presque 20 ans, preuve de sa présence et de sa force historique, et de sa rare représentation sous sa forme moderne.
Suite à une discussion durant un stream d'Artuan de Lierrée, m’a pris l’envie de réinstaller la chose, et de m’amuser avec. Malheureusement, il ne tourne pas avec wine, mais je n’ai par contre pas eu de déboires à le faire tourner sur Windows 10. Et mes souvenirs sont justes, le logiciel reste agréable à utiliser aujourd’hui.
Et c’est ce qui a amené a faire des rendus Terragen 0.9.43 en 2024.
Par curiosité, j’ai tenté de trouver de l’activité sur internet autour de la chose. Dans l’ensemble il n’y en a pas. Mais une exception a retenu mon attention, cette vidéo que je vous encourage à visionner :
Regarder le making of vous donnera une idée du travail abattu. Il y a des années, j’avais hésité à faire quelque chose de similaire, mais j’avais baissé les bras devant l’ampleur de la tâche. La personne nommée Posy qui a créé la vidéo me semblait inconnue, mais en regardant le making of, son nom apparaît un instant : Michiel De Boer. Cette information n’a rien d’indiscret, il l’affiche en grand sur son site internet. À la lecture de ce nom, des souvenirs ont resurgi… MDB…
Rappelez-vous ma description du bouillonnement d’activités qui existait autour de Terragen. Ce désormais nommé Posy (ou MDB) était là, et il incarne de manière presque emblématique l’époque : il a hébergé sa galerie sur son site personnel, était présent sur Renderosity (il y postait des images, et était aussi très présent dans conversations en commentaires des images d’autres personnes) et a créé un tutoriel qui a fait des émules par dizaines. Il en reste d’ailleurs des traces :
Michiel “MDB” de Boer has written a tutorial describing his “Bliss” Terragen sky effect. MDB is well known for discovering rare gems from his Terragen explorations. Due to persistence, what could have been a glitch, gimmick or oddity is shaping up to be a viable alternative for attractive Terragen skies. Visit the Terragen Renderosity Gallery to see the brief flurry of Bliss images for the dates 8/28 to 8/30, or search “bliss”. In particular, Luc Bianco has very nice results incorporating partial bliss into daylight terrain scenes.
Ce n’est au final pas surprenant qu’une vidéo parue en 2023 et mettant en lumière ce logiciel ait été créé par un grand ancien de la scène. Et en tout cas, je suis ravi d’être tombé dessus, et qu’ils soient en recherche de leurs propres souvenirs ou dans la découverte d’un passé inconnu, j’espère que d’autres la regarderont.
Les archives poussiéreuses
Terragen 0.9.43 et son écosystème sont devenus difficiles à dégotter : les sites web qui hébergeaient les différents plug-ins ou logiciels tiers sont à l’arrêt depuis longtemps, ou sont trop anciens pour être recherchés efficacement, le site officiel du logiciel n’évoque même plus l’existence de son propre passé, etc.
Et donc, voici une copie de quelques-unes de ces ressources. Vous y trouverez entre autres :
- Terragen 0.9.43,
- quelques plug-ins : SOPack, Waterworks, et d'autres,
- pour les animations : Terratweak, Campath, et Terranim,
- pour les terrains : Terrabrush et bmp2ter.
Terragen lui-même est dans sa version de démonstration d’époque, et il n’est pas possible aujourd’hui d’en acheter la version complète. Hisser les voiles et trouver en haute mer des parades à ce problème précis est la seule solution pour ceux qui n’ont pas de licence historique.
Quoi qu’il en soit, je suis très heureux d’avoir été à nouveau mordu par l’envie d’utiliser ce logiciel, et je dois avouer avoir hâte que le rendu que j’ai lancé il y a quelques heures se termine.
Source des illustrations :
- Images personnelles rendues sur Terragen classic, et Terragen 2 pour les deux images de la section qui en parle