Carnets de vol
from Laërte
Malgré sa sortie tumultueuse, Microsoft Flight Simulator 2024 s’est positionné dans ma ludothèque comme une évidence. Peut-être est-ce lié à mon parcours ou à mes attentes préalables, peut-être me satisfais-je facilement de ce type de jeu, les défauts décriés de toutes parts n’ont pas terni mon expérience.
Le réel manque de finition du jeu, je ne tiens pas à nier l’origine des plaintes, n’empêche en rien mon plaisir : la majorité des bugs et glitches concernent des fonctionnalités qui me sont au mieux accessoires, et j’ai tout espoir que les semaines à venir continueront d’améliorer l’état général de ce simulateur.
Je vole donc, loin du brouhaha des critiques énervées, des heures durant, et je découvre le monde sous des facettes qui me seraient inaccessibles autrement.
La simulation de vol
J’entretiens avec la simulation de vol un rapport similaire à celui exprimé à propos du simracing dans mon précédent billet. Et de la même façon, je me suis constitué en tant que joueur avec ce type de jeu comme fondation ancienne. Les souvenirs en sont brumeux, mais je me rappelle avoir effectué mes premiers vols virtuels sur un ancêtre du sujet du jour : Flight Simulator 5. Au début, l’ordinateur familial ne disposait que d’un clavier et d’une souris pour y jouer. C’est ainsi que j’ai appris les premiers rudiments, c’est-à-dire principalement décoller (sans respect d’aucune procédure) et atterrir (plutôt approximativement). Le joystick est arrivé assez vite.
Ma faible compréhension du monde de l’aviation, et le temps limité que je pouvais y consacrer entravaient mes envies de vols plus complexes et plus longs ; les graphismes, quoique rudimentaires, ne s’opposaient pas à la sensation de découverte du monde et suscitaient une faim de voyages que je ne savais satisfaire.
Le visionnage du film Guillaumet, les ailes du courage, en IMAX 3D, a sans aucun doute amplifié cette fascination pour le monde de l’aviation.
La deuxième moitié des années 90 a apporté Flight Unlimited, premier du nom, sur lequel j’ai passé beaucoup plus de temps. Ce sont les leçons incluses dans le jeu qui m’ont appris à réellement piloter, à maintenir un vol horizontal, à comprendre la dynamique d’un avion, les raisons d’un décrochage, etc. Axé spécifiquement sur la simulation de voltige, son moteur physique était impressionnant par rapport à celui très simpliste des premiers jeux de la licence Flight Simulator (souvent abrégée en FS). En contrepartie, l’expérience de voyage que je recherchais y était introuvable (les zones dans lesquelles on pouvait voler étant très limitées géographiquement) et il ne proposait aucune autre possibilité que simplement contrôler son avion.
Par la suite, épisodiquement, je suis revenu à ce monde aérien, jouant à des simulateurs à chaque fois plus modernes et complets. Et peu à peu, j’ai appris : les grands principes du vol à vue, la navigation à l’aide de balises VOR, la gestion d’un bimoteur, le rapport de mélange, les procédures d’atterrissage, etc. Puis, suite à quelques escapades sur FlightGear et la découverte de la Suisse avec AeroflyFS (dont l’histoire semble tristement effacée par les versions suivantes1), mes activités ludiques se sont temporairement éloignées des airs.
Trois décennies aller-retour
La sortie en grande pompe de l’édition 2020, étrangement appelée Microsoft Flight Simulator sans date ni numéro, a fait grand bruit. Il suffit de comparer sa bande annonce à celle du précédent opus pour en comprendre la raison.
Je n’y ai pas joué. Ou plus exactement, j’ai eu l’occasion de l’essayer quelques heures, mais c’est tout. Par contre, plus récemment, l’annonce d’une nouvelle version a retenu mon attention.
Je crois que c’est une simple question de contexte, et que j’étais prêt cette année à me replonger dans un jeu de ce type. Et tant qu’à faire, autant utiliser la dernière mouture. Il me fallait donc patienter avant sa sortie. Pour cela, je suis remonté d’une trentaine d’années dans le passé et me suis replongé dans le jeu de mon enfance, celui sur lequel j’avais eu la frustration de ne pas réussir à effectuer les vols dont je rêvais : Flight Simulator 5 (ou plus exactement 5.1, mais peu importe).
Dosbox Staging fait tourner ce jeu sans aucun souci. Et une fois augmenté d’une immense quantité de contenu additionnel puisé dans les contributions de PixelWings sur archive.org et parmi les fichiers hébergés sur flightsim.com, on se retrouve avec une simulation tout à fait obsolète mais étrangement plaisante. L’expérience est anachronique : je ne disposais bien sûr à l’époque d’aucune scenery (décors plus détaillés surajoutés à la carte du monde qui est par défaut assez vide) autres que celles fournies de base avec le jeu.
J’ai pu alors réaliser mes vols rêvés. Longer la côte marocaine depuis Alger pour ensuite bifurquer vers les îles Canaries, effectuer un survol de l’archipel de la Société, découvrir Venise depuis les airs, etc.
Je ne peux pas dire que je conseille cette expérience de jeu, mais ce furent de très bons moments. Ces pixels d’un siècle passé continuent de générer chez moi un attrait particulier.
D’autres agissent de même, et se replongent avec joie dans ces simulations d’un autre temps. Certains passionnés continuent de faire vivre des versions parfois plus anciennes encore. Citons Mic Healey qui a dédié un site entier à FS 4, ou Wayne Piekarski qui s’est débrouillé pour faire tourner ce même jeu sur un setup immersif à triple moniteur.
Ce retour aux sources n’a fait que me préparer à être époustouflé par le jeu qui s’apprêtait à sortir. Et en novembre, j’ai à nouveau traversé les âges pour me confronter au présent.
Le choc de la modernité
Voir tourner FS 2024 est presque magique. Je suis tenté d’avancer qu’on ne devrait pas disposer un tel jeu, que c’est une impossibilité ou une aberration. Et je ne suis pas loin de la vérité : ce qui a mené à sa création (et celle de la version 2020) est un concours de circonstances, un tournant inattendu et heureux de l’histoire du jeu vidéo. Accéder à une copie du monde entier, certes inexacte mais étrangement convaincante, est une expérience qui m’émerveille de façon continue. Les cartes (toujours inexactes elles aussi) ont cet effet sur moi et, au fond, ce jeu n’est qu’une carte interactive et démesurée.
Je ne souhaite pas faire l’éloge outre-mesure de la chose : comme je l’avançais plus tôt, de nombreux bugs peuvent gâcher l’expérience ; il semblerait même que je sois chanceux de réussir à faire fonctionner FS 2024 sans trop d’encombres.
Après quelques semaines, il m'est apparu évident qu'il était temps de m’embarquer dans ce qui sera finalement mon premier grand voyage virtuel en avion.
Sur les traces du Docteur Fergusson
Jules Verne est peut-être l’auteur qui a le plus marqué la fin de mon enfance, et un de ceux qui ont façonné durablement ma perception de l’imaginaire du voyage : une vision surannée empreinte d’orientalisme, de boréalisme, de positivisme, d’optimisme et d’un paquet d’autres mots en -isme parfois peu réjouissants2, le tout rehaussé d’un soupçon d’influence gothique de bon aloi. D’une façon plus générale, le romantisme de l’aventure occidentale extra-européenne du XIXᵉ siècle possède un magnétisme auquel je ne résiste pas, même en en connaissant les travers.
Lire Verne, comme voler dans FS 2024, c’est voyager depuis le confort de son domicile et dans celui de son imagination. C’est assez naturellement donc que ses écrits entraînèrent une idée d’expédition, et je me suis très vite arrêté sur le plus connu de ses romans d’aventure aérienne : Cinq Semaines en ballon.
Préparatifs
Le docteur Fergusson s’était préoccupé depuis longtemps des détails de son expédition. On comprend que le ballon, ce merveilleux véhicule destiné à le transporter par air, fut l’objet de sa constante sollicitude.
Jules Verne – Cinq Semaines en ballon
Même si FS 2024 le permet, je n’ai pas choisi de survoler d’est en ouest l’Afrique en ballon, les avions ayant ma préférence. Je souhaite voler sans hâte, à basse altitude, afin de profiter au maximum du paysage. Le choix de mon aéronef s’est donc fait avec soin, mais sans hésitation.
L'Optica coche toutes les cases : lent, léger, maniable, il dispose aussi d’un cockpit offrant une vue imprenable. Pour plus de confort on y trouve un auto-pilote, le classique KAP 140 ; il faut pouvoir se détendre durant les étapes les plus longues d’un trajet qui ne manquera pas de grandes traversées en lignes droites. Enfin, détail important, il a une bouille originale et sympathique.
Plus complexe est la question du trajet. Le point de départ est facile à déterminer : l’île de Zanzibar. Ensuite, il a fallu aviser : les connaissances occidentales concernant la géographie exacte de l’Afrique étaient pour le moins fragmentées lors de l’écriture du roman, et même si Jules Verne s’est documenté du mieux qu’il le pouvait, reproduire le trajet imaginé nécessite une part d’interprétation.
Heureusement, depuis l’édition de 1892, une double page présente le chemin approximatif du Docteur Fergusson et de ses comparses. En la cumulant au texte même, à des atlas plus ou moins modernes, à ce cher Wikipedia pour y chercher les noms actuels des lieux évoqués dans le livre et à des cartes en ligne, on peut retracer un parcours approximatif.
Extraits
J’ai donc pris mon envol, et un continent sur lequel je n’ai jamais mis les pieds m’offre son double virtuel. Par étapes de deux ou trois heures de vol, je découvre lentement des paysages qui me sont exotiques.
Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux des voyageurs ! L’île de Zanzibar s’offrait tout entière à la vue et se détachait en couleur plus foncée, comme sur un vaste planisphère ; les champs prenaient une apparence d’échantillons de diverses couleurs ; de gros bouquets d’arbres indiquaient les bois et les taillis.
Jules Verne – Cinq Semaines en ballon
Bientôt le Victoria descendit le versant opposé du Rubeho, en longeant une côte boisée et parsemée d’arbres d’un vert très sombre ; puis vinrent des crêtes et des ravins, dans une sorte de désert qui précédait le pays d’Ugogo ; plus bas s’étalaient des plaines jaunes, torréfiées, craquelées, jonchées çà et là de plantes salines et de buissons épineux.
Jules Verne – Cinq Semaines en ballon
Vers deux heures, par un temps magnifique, sous un soleil de feu qui dévorait le moindre courant d’air, le Victoria planait au-dessus de la ville de Kazeh, située à 350 milles de la côte.
Jules Verne – Cinq Semaines en ballon
Je n’en suis qu’au début de mon voyage, et je me plais à imaginer les paysages qui sous peu défileront sous mes yeux. L’anticipation fait partie des charmes de ces aventures imaginaires. Il est temps de reprendre mon envol, et d’aller découvrir le lac Victoria avant de continuer vers l’ouest.
#JeuVidéo #lectures
Source des illustrations :
- « Model Airplane News » (1929)
- « Captures d’écran de Flight Simulator 5.1 »
- « Image tirée du film Guillaumet, les ailes du courage » (1995)
- « Photographie de la boîte de Flight Unlimited »
- « Photographie de Flight Simulator 5.1 en action »
- « The face of the earth as seen from the air ; a study in the application of airplane photography to geography » (1922)
- « Edgley Optica G-BOPO at the Sywell Airshow, Nigel Ish » (2008)
- « Carte de l’Île Mystérieuse dessinée par Jules Verne (1875) »
- « Photographie de la carte de Cinq Semaines en ballon »
- « Captures d’écran de Flight Simulator 2024 »
- « Ripon Falls Uganda, Dudley Essex » (1940)
1 Le site internet officiel d'Aerofly FS ne fait mention d’aucune version. Sur Steam, il est nommé Aerofly FS 4 Flight Simulator (nom amusant lorsque l’on sait qu’Aerofly FS 3 n’a jamais existé). Le jeu dont je parle est plus ancien, il date de 2012, et il semble qu’on puisse encore l’acheter par ici alors qu’il n’est plus disponible sur Steam. Allez comprendre.
2 Il est par exemple presque impossible de trouver un écrit de Jules Verne qui ne transpire pas de racisme à un moment ou à un autre. Sans me faire l’avocat d’un auteur qui n’en a pas besoin, il faut aussi constater ses critiques affirmées et maintes fois répétées du colonialisme et de l’esclavage. Je n’ai pas particulièrement de problème à lire un auteur daté dont les vues sur le monde le sont tout autant, mais je comprends qu’on puisse lever un sourcil interrogatif lorsqu’on entend quelqu’un encenser ce genre d’écrivain sans recul critique.